Les trois Gueuses est un établissement tout à fait typique des bars les plus crasseux du port de M. Entendez par là que la nourriture est innommable, le vinaigre le plus infect y fait pâle figure à coté d’un verre de vin et il faut avoir éclusé au moins trois bières avant d’oser s’y risquer. C’est aussi un haut lieu de la pègre de bas étage, où la police descend de temps en temps pour en tirer quelques coupables ou « témoins rémunérés ».
Il est donc tout naturel que Mario en soit un client assidu. A vrai dire, les rares fois où il ne traine pas au comptoir, c’est quand il prépare un coup fumeux ou qu’il est parti se faire oublier quelques temps dans l’arrière-pays.
On ne l’avait pas revu depuis presqu’un an quand il a franchi la porte. Ce n’était manifestement pas la première porte qu’il poussait depuis le début de la soirée, vu qu’il ne marchait plus très droit et qu’il tanguait même assis sur le tabouret.

- Franchement, les gars,ça fait plaisir de rentrer au pays - Salut Roger, tu me sers un pastaga ? - surtout qu'il m'est arrivé un truc, même à Hollywood, ils ont rien inventé de pareil. Je vous le dis comme ça, j'étais en train de me la couler douce aux calanques, là où c'est tranquille pour attendre de repartir au petit matin, quand d'un coup, il y a eu une vague, je te jure, t'as jamais vu ça ici, bonne mère ! Et le temps que je démarre le moteur, le courant, il m'a emporté, je faisais pas trop le fier. Après, il y a eu une cascade, en pleine mer, vous me connaissez, j'suis pas un menteur et je brode presque pas, mais ma barque, elle est tombée, avec moi avec, sauf que mézigue, j'ai eu le temps de voir qu'on tombait tous les deux vers une mer en dessous de la mer, avec pas très loin une côte que j'avais jamais vu, avec un port rempli de vieux bateaux en bois. Donc quand ma barque a explosé en frappant l'autre mer, moi j'ai plongé, et pis je me suis accroché à un des bouts qui flottaient et j'ai nagé vers cette île toute la journée.
Tu m'en remets un autre ? Là, je suis un peu à sec, mais promis, je te paye à la fin de la semaine, oui, avec tout le reste, juré ! J'étais en train de nager quand v'là un touriste qui se ramène toutes voiles dehors sur son bateau, et il manque de me couler. Alors moi, calmement, je l'interpelle [Saligaud, assassin, flic, té, t'as pas honte d'écraser des honnêtes gens qui se noyent ?! Criminel, Parisien !] et là, qu'est ce que je vois ? Non, pas la Vierge, bougre de calu, mais une tête de chien, une vraie, mais avec un torchon enroulé sur le crâne. Et le v’là qui se met à me faire des grands gestes et à m’envoyer une corde.
Comme j’étais fatigué, je me suis dit « Té, Mario mon grand, t’es p’tête en train d’avoir des visions, mais il y a là une corde et un bateau au bout, ça serait bête de le laisser passer ». Donc, je grimpe et une fois arrivé en haut, y'a ma mâchoire qui se décroche tellement j'en crois pas mes yeux : il n'y a pas un seul humain ! Je veux dire, à ce moment, je me doutais que j'étais plus vraiment en vue de la Canebière mais quand même, je sais faire la différence entre un étranger et une bête, et là, j'ai vu que des clebs et des macaques, comme dans la rue ou au zoo, simplement plus grands et debouts, tous !
Je les voyais comme je vous vois, et croyez moi, j'ai pas encore trop bu, et j'hésitais à replonger pour me réveiller quand j'en ai vu un, le capitaine du bateau ou un truc du genre, s'approcher de moi et il me sort :
- Yqa uio ykk qefgs ?
J'avoue, j'ai rien entravé et j'ai du faire une drôle de tête puisqu'il a recommencé à baragouiner en étranger :
- ¿ Bili arsy ? Puis, il m'a regardé en penchant la tête et il s'est mis à articuler un truc du genre :
- Jwusfep høs fiv ?
Là, il avait réussi à me perdre complètement, j'aurais donné mon maillot de l'Olympique à celui qui aurait pu m'expliquer ce que je faisais sur cette fichue barcasse !
Quand il a vu que je pigeais pas son patois, le gus a eu comme une illumination, et m'a fait signe de le suivre jusqu'à la cabine. J'ai beau assurer comme Bartabac, quand j'ai vu son sourire plein de canines, j'étais pas super motivé et j'aurais largement préféré être ici, même à regarder dans le fond de l'œil ce malheureux verre vide de son doux nectar... Oh Roger, t'es un collègue, un vrai, un qui oublie pas ses amis dans le besoin !
Mais vu que j'étais trempé que même une rascasse c'est plus sec, j'avais pas trop le choix et je l'ai suivi. Quand je suis entré, je l'ai vu à table, en train de plier des feuilles de papier de toutes les couleurs. Je me suis mis à chercher une serviette ou une couverture, mais quand j'ai commencé à vouloir m'asseoir sur le lit, il a grogné et il m'a montré une chaise, sans lever les yeux de ses petits papiers. Au bout d'un quart d'heure, il s'est levé, et il m'a tendu un genre de chapeau en papier et il en a mis un autre, exactement pareil sur sa tête. Il avait complètement fada avec son capio et ses oreilles tombantes, vous voyez un cocker ? Bah les mêmes, mais en plus longues, vu que l'enging, il était plus grand que moi !
Mais vu qu'il avait l'air d'être le chef et que j'avais pas envie de retourner prendre un bain, j'ai mis le chapeau sur mon crâne aussi. Et il s'est remis à parler. Et vous m'croyez ou vous me traitez de jobard, c'est la même vérité, ça a fait comme dans un film mal doublé, j'ai vu ses lèvres qui bougeaient et après, j'ai entendu ce qu'il disait. Et le plus bizarre, c'est que cette fois, il parlait en bon français, seulement sans l'accent de chez nous, qui le rend tellement plus beau !
- J'aurais du y penser plus tôt, mais comment deviner que mon TP d'accréditation pourrait me servir ici ? Me comprenez-vous et comment allez-vous, étranger ?
- Hé ! Qu'est-ce qui se passe ici ? Pourquoi d'un coup tu parles correct, où je suis là, comment je suis arrivé, et où sont les serviettes ? Et c'est quoi ce bazar, tous ces chiens et singes partout ? Comment je fais pour retourner chez moi ?
- Toutes mes excuses, je manque de la plus élémentaire des politesses, vous trouverez de quoi vous essuyer dans le banc sous la fenêtre. Et je vous prierais de surveiller votre langue et de modérer vos insultes, sinon, vous retournerez à l'eau, et rencontrerez certains poissons aux mâchoires des plus intéressantes.
- Heuuu, je voulais dire, heuuu merci pour la serviette.
- Bien, maintenant, je vous dois des excuses de la part de l’incompétent Naolpè qui se trouve être mon disciple. Je l’ai amené jusqu’ici pour qu’il puisse pratiquer deux ou trois pliages sans causer de catastrophes, et il appert que, même ainsi, ce bon-à-rien pose problème en inversant le sort.
- Très bien, je veux dire, c'est dommage, mais je viens faire quoi ici ? Et c'est quoi le truc, parce qu'un tour de magie comme ça, c'est plus fort que de deviner une carte moi je dis...
- C'est exactement ce que je viens de vous expliquer, mon disciple, qui est bon pour récurer la Cour d'Honneur pendant quelques temps, s'est lamentablement trompé dans un sort pourtant simple, une misérable pluie de grenouilles, et il a réussi à ouvrir un portail vers chez vous, qui ne venez manifestement pas de notre planète. Mais rassurez-vous, nous allons étudier avec mes collègues compétents cette découverte, et ferons de notre mieux pour vous renvoyer dans vos terres. Et pour votre information, vous vous trouvez actuellement sur le monde que nous appelons Lomci. Nous n'utilisons pas de vulgaires « tours de magie » mais faisons de notre mieux dans l'Art qu'est la Feimar. Les individus que vous qualifiez de « macaques » appartiennent à la race des Naolpès tandis que je suis un Zumro. Vous nous obligeriez en étant assez aimable de vous souvenir que bien qu'en votre qualité d'hôte, vous ayez le droit de ne pas être parfaitement au courant de nos coutumes, mais aucunement celui d'être insultant. Vous ne tenez pas à perdre votre langue, n'est-ce pas ? Vous pouvez me croire les gars, un sourire comme celui qu'il a fait en disant ça, même le plus sadique des poulets n'arrive pas à le refaire.

Et c'est comme ça que je me suis retrouvé à tenter de me faire une place dans le Milieu parmi des créatures improbables sur un monde dont je n'avais jamais entendu parler et dans une ville que j'espère bien ne jamais revoir !
Le minot qui avait foiré son sort, il est devenu mon associé, puisqu'il avait une dette envers moi, et qu'il était moins reconnaissable puisque la ville était à moitié pleine de gens comme lui.
Et pis au bout d'un an, j'ai reçu une convocation à ce qu'ils appellent « Ykgylzqy », c'est leur QG aux magiciens, et quand je suis arrivé là bas, ils m'ont dit qu'il fallait que je prenne mes affaires, que je pouvais rentrer, à condition de donner ma parole d'honneur de ne pas raconter la découverte d'un nouveau monde, comme si je savais comment on y va, hé ! Donc j'ai vite plié bagages et laissé mon singe d'associé se débrouiller sans moi, de toute façon, ça commençait à sentir mauvais.
Hé, bordille, puisque vous me croyez pas, c'est tant pis pour vous les gars, je garderais tout pour moi. Sauf toi Roger, promis, dès que j'ai de la monnaie, je te paye toute l'ardoise !
Je vous quitte ce soir, mais la prochaine fois, on verra qui est riche comme du cresson !

Deux personnes qu'aucun des clients n'avait vraiment remarqué sont parties, peu de temps après, laissant une pièce en or en guise de paiement, sans même attendre la monnaie, que Roger aurait bien été embêté de rendre sur une fortune pareille. Ils n’étaient manifestement pas du pays, l’un ayant un visage presque tout rond, jusqu’aux oreilles, quand celui de l’autre rappelait vaguement un museau, tellement il était allongé. Et qui de nos jours s’habille encore en robe avec un turban ? Et puis, sincèrement, on a pas idée de se laisser pousser la barbe jusqu'aux yeux...

Personne n'a revu Mario pendant quelques jours, il était sans doute trop occupé à décuver ou à manigancer son prochain coup.
Quand il refit surface, il avait changé. On pouvait être sur qu'il ne vous promettrait plus quelque chose pour aussitôt courir faire le contraire après vous avoir fait les poches. Il faut bien avouer qu'être en morceaux dans un sac repêché au fond du port peut avoir cet effet particulier. La police en a conclu tout à fait logiquement à un accident, d’autant plus que son logement a été retrouvé entièrement vide, d’empreintes comme de meubles.